Pour comprendre comment a été créé le Tour de France, il nous faut revenir sur une affaire qui avait défrayé la chronique à la fin du XIXᵉ siècle : l'affaire Dreyfus. Pour ceux qui n'en auraient jamais entendu parler, il s'agit d'un fait divers d'espionnage qui a fait vaciller la Troisième République. En 1894, Alfred Dreyfus, un officier français de confession juive, est accusé d'espionnage pour le compte du royaume de Prusse. En vérité, il s'agit d'une affreuse machination organisée par un état-major compromis.

Cette affaire aura énormément d'écho dans la presse à l'époque, tout d'abord parce qu'il s'agit d'une affaire d'espionnage. Ensuite, parce que le pays accusé est un ennemi héréditaire pour une grande partie de la population française depuis la perte de l'Alsace et de la Lorraine. En effet, depuis la guerre franco-prussienne de 1870-71, les Français nourrissent un profond ressentiment envers le royaume de Prusse et envisagent une revanche. Pour finir, si ces deux éléments ne suffisaient pas, le principal accusé est de confession juive, ce qui est très mal perçu à l'époque, car l'antisémitisme est fortement présent. La combinaison de ces trois éléments donne une affaire explosive et, bien évidemment, surmédiatisée.

Dans ce contexte tendu, le pays des droits de l'homme se déchire entre pro et anti-dreyfusards, notamment dans la presse. L'un des quotidiens sportifs les plus populaires de l'époque, Le Vélo, prend clairement position en faveur d'Alfred Dreyfus. Son rédacteur en chef, Pierre Giffard, utilise les colonnes de son journal comme une tribune pour demander la réhabilitation du capitaine. Cependant, cela déplaît aux annonceurs publicitaires du journal, notamment les représentants du lobby automobile, à travers le Touring Club de France. Plus précisément, Jules Albert de Dion, qui ne partage pas ces convictions politiques, contribue à la création d'un journal concurrent, avec à sa tête Henri Desgrange.

Le but de cette manœuvre est de faire concurrence à Le Vélo avec le journal Auto-Vélo, afin de limiter son influence sur l'opinion publique. Ce riche industriel, convaincu de la culpabilité du capitaine Dreyfus, ne veut pas voir un coupable — à ses yeux — réhabilité. L'affaire ayant déjà été jugée, il souhaite empêcher toute campagne médiatique en faveur d'un nouveau procès. Il veut donc affaiblir Le Vélo en créant un journal concurrent : si Le Vélo perd ses lecteurs au profit de L'Auto-Vélo, le discours de son rédacteur en chef n'aura plus d'écho, ou un écho aussi discret que celui d'une fourmi.

Une rude concurrence s'engage alors entre les deux quotidiens sportifs. Le journal de Henri Desgrange ouvre les hostilités en marchant sur les plates-bandes de celui de Pierre Giffard, notamment en organisant la course Paris-Brest-Paris, jusque-là orchestrée par Le Vélo. En représailles, Pierre Giffard dépose plainte contre son concurrent pour avoir choisi un nom trop proche du sien. La justice française lui donne raison et oblige Henri Desgrange à changer le nom de son journal, qui, après ces déboires judiciaires, devient simplement L'Auto. Parallèlement, les ventes du journal sportif chutent de 30 %, passant de 30 000 à 20 000 exemplaires par jour. La pérennité du journal est alors menacée. Cependant, une idée providentielle va propulser L'Auto en tête des ventes.

Cette idée prodigieuse vient du responsable de la rubrique vélo du journal, Géo Lefèvre.
Elle est simple : organiser le premier Tour de France et raconter l'épopée des concurrents dans le journal quotidien. Et cela fonctionne, jusqu'à atteindre 65 000 exemplaires vendus le 1ᵉʳ juillet 1903. Dès lors, L'Auto prend le dessus sur son concurrent. Aujourd'hui, le Tour de France est considéré comme la course cycliste la plus prestigieuse au monde et est suivie à l'échelle internationale. Quant au journal L'Auto, il existe toujours, mais sous le nom du quotidien L'Équipe.

En résumé, le Tour de France n'aurait sûrement jamais vu le jour sans l'influence de l'affaire Dreyfus et la bataille médiatique entre deux journaux mythiques. Cependant, il est important de ne pas oublier que le Tour de France a été créé par des hommes dont les opinions politiques étaient antisémites — une mentalité représentative d'une époque malheureusement pas si lointaine.

Bibliographie

• COPIN, Isabelle. Le journal L'Auto fait la course en tête. Gallica – Bibliothèque nationale de France, 19 décembre 2017. Disponible sur : gallica.bnf.fr

• LE TEMPS. On se souvient, 97 ans plus tard, que le Tour de France est né de l'affaire Dreyfus. Le Temps, 19 juillet 2001. Disponible sur : letemps.ch

• WIKIPÉDIA. Le Vélo (journal). Wikipédia, dernière modification le 20 septembre 2025. Disponible sur : fr.wikipedia.org/wiki/Le_Vélo

• WIKIPÉDIA. L'Auto (journal). Wikipédia, dernière modification le 20 septembre 2025. Disponible sur : fr.wikipedia.org/wiki/L%27Auto

• WIKIPÉDIA. Affaire Dreyfus. Wikipédia, dernière modification le 20 septembre 2025. Disponible sur : fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_Dreyfus